L'UPAC vous présente une lettre de Michel Bakounine à un français datée de 1870. Sans aucune "germanophobie" comme les tenants du capital aiment à qualifier toute critique de l'attitude des dirigeants allemands d'aujourd'hui, nous remarquerons que ce qualificatif est complètement erronée si nous considérons Bismark comme le symbole du capitalisme actuel dans son expression impérialiste et que la vision faite par Bakounine de la crise de 1870 est d'une actualité criante, particulièrement sur la bourgeoisie française qui n'a décidément pas changée.
Pour l'UPAC, Kyosen.
Lettre
Mon cher ami,
Les derniers événements ont placé la France dans une telle position, qu'elle ne peut plus être sauvée d'un long et terrible esclavage ; de la ruine, de la misère, de l'anéantissement, que par une levée en masse du peuple armé.
Votre armée principale étant détruite, — et cela ne fait plus de doute aujourd'hui, — il ne reste à la France que deux issues : ou bien se soumettre honteusement, lâchement, au joug insolent des Prussiens se courber sous le bâton de Bismark et de tous ses lieutenants pomÈraniens ; abandonner au despotisme militaire du futur empereur d'Allemagne l'Alsace et la Lorraine ; payer trois milliards d'indemnités, sans compter les milliards que vous aura coûtée cette guerre désastreuse ; accepter de la main de Bismark un gouvernement, un ordre public écrasant et ruineux, avec la dynastie des Orléans ou des Bourbons, revenant encore une fois en France à la suite des armées étrangères ; se voir pour une dizaine ou une vingtaine d'années réduite à l'état misérable de l'Italie actuelle, opprimée et comprimée par un vice-roi qui administrera la France sous la férule de la Prusse, comme l'Italie a été jusqu'ici administrée sous la férule de la France ; accepter, comme une conséquence nécessaire, la ruine du commerce et de l'industrie nationales, sacrifiés au commerce et à l'industrie de l'Allemagne ; voir enfin s'accomplir la déchéance intellectuelle et morale de toute la nation...
Ou bien, pour éviter cette ruine, cet anéantissement, donner au peuple français les moyens de se sauver lui-même.
Eh bien, mon ami, je ne doute pas que tous les hommes titrés et bien rentés en France, à très peu d'exceptions près, que l'immense majorité de la haute et moyenne bourgeoisie ne consentent à ce lâche abandon de la France, plutôt que d'accepter son salut par le soulèvement populaire. en effet, le soulèvement populaire, c'est la révolution sociale, c'est la chute de la France privilégiée. La crainte de cette révolution les a jetés, il y a vingt ans, sous la dictature de Napoléon III, elle les jettera aujourd'hui sous le sabre de Bismark et sous la verge constitutionnelle et parlementaire des Orléans. La liberté populaire leur cause une peur si affreuse, que pour l'éviter, il accepteront facilement toutes les hontes, consentiront à toutes les lâchetés, — dussent même ces lâchetés les ruiner plus tard, pourvu qu'elles les servent maintenant.
Oui, toute la France officielle, toute la France bourgeoise et privilégiée conspire pour les Orléans, conspire par conséquent contre le peuple. Et les puissances européennes voient la chose de bon œil. Pourquoi ? Parce que chacun sait bien que si la France essaye de se sauver par un formidable soulèvement populaire, ce serait le signal du déchaînement de la révolution dans toute l'Europe.
Pourquoi donc la restauration des Orléans n'est-elle pas encore un fait accompli ? Parce que la dictature collective et évidemment réactionnaire de Paris se trouve en ce moment forcément impuissante. Napoléon III et l'empire sont déjà tombés, mais toute la machine impériale continue à fonctionner ; et ils n'osent rien y changer, parce que changer tout cela, c'est proclamer la révolution, et proclamer la révolution, c'est justement provoquer ce qu'ils veulent éviter.