C'était dimanche 29 janvier dernier. Le chef de l'État se préparait à "faire un carton" d'audience en imposant son interview à neuf chaînes de télévision: 17 millions de téléspectateurs d'un coup ! Mieux qu' "Intouchables" qui a réuni, certes près de 19 millions de spectateurs, mais en deux mois d'exploitation.
Jean-Marie Le Pen à Paris, le 7 janvier 2012 (JOEL SAGET / AFP)
Donc, les Français attendaient. Et ceux qui, pour patienter, ont regardé le "12/13" sur France 3 ce jour-là n'ont pas été déçus ! Jean-Marie Le Pen, 83 ans, le vieil homme indigne du Front national, le père de Marine la candidate qui, dit-on, s'efforce de "dédiaboliser le parti", s'est lâché sur le plateau de Samuel Sanchez en utilisant les vieilles ficelles de la provocation, destinées à satisfaire les plus vieux militants de l'extrême droite.
"La France, c'est l'infirme !"
À l'animateur qui lui demandait de commenter l'affiche d' "Intouchables" (pour rappel, le grand black, Omar Sy, et le tétraplégique en fauteuil roulant, François Cluzet), il a filé la métaphore scandaleuse : "La France, c'est l'infirme qui se trouve dans le fauteuil et il va falloir tabler sur l'aide que vont nous apporter les jeunes de banlieue et l'immigration en général (...) Je ne souscris pas du tout à cette manière de voir. Ce serait dramatique si la France était dans l'état de ce malheureux handicapé !"
Alors, d'accord, il y avait sans doute de la provocation de la part du journaliste, le désir de faire le buzz. Mais Jean-Marie Le Pen a saisi sans hésitation la perche qui lui était ainsi tendue pour détourner le sens d'une affiche au profit de la haine et de la désignation de boucs émissaires.
Car il faut avoir l'esprit sacrément tordu, un sens politique machiavélique pour déformer ainsi une image censée, au contraire, rapprocher les classes sociales et les races dans un monde idéal (certains diront "de bisounours"), et en faire la métaphore d'une France qui serait affaiblie, à terre, humiliée voire écrasée par son immigration symbolisée par un "black" des cités !
Une image de paix transformée en image de haine
J'ai fait partie des premiers à dénoncer ce que j'appellerais "la supercherie d' 'Intouchables' ", cette tentative de nous présenter un monde réinventé dans lequel les préjugés auraient disparu, à l'égard des handicapés, des immigrés, des étrangers, des riches, des pauvres, des banlieues et des quartiers "rupins". Mais si "Intouchables", je le répète, ne saurait effacer la réalité d'une certaine lutte des classes en France, d'une confrontation assez violente des opinions, des cultures et des préjugés, il ne faut pas pour autant s'en servir pour nourrir la haine de l'autre !
Contrairement à ce que prétend ce film qui nous rassure, je ne pense pas que nous nous aimerions les uns les autres sans aucune distinction, bref, que l'homme serait bon et tolérant à l'égard de son prochain. Mais je ne crois pas pour autant que la France serait fissurée dans tous les sens, comme le rabâche Le Pen, et que l'immigration aurait joué un rôle décisif dans ces fractures.
Sa dernière blague sur Strauss-Kahn, un nouveau calembour douteux
J'ai d'ailleurs la conviction que Jean-Marie Le Pen n'est pas allé voir ce long métrage. Il se contente alors, avec sa ruse et son habituelle mauvaise foi, de détourner au profit de ses idées scandaleuses, au nom d'un combat qu'il mène depuis cinquante ans et qui nourrit la haine et la méfiance pour tous ceux qui sont différents, l'image de l'affiche qui se voulait symbole de la paix entre les Français de toutes origines.
Voilà donc que le grand "black des banlieues" dominerait le petit blanc malade et l'asservirait, voire le harcèlerait, bref il se vengerait de toutes les humiliations qu'auraient fait subir aux siens les Français de souche !
Jean-Marie Le Pen est passé maître dans l'art de cacher sous des traits d'humour des idées destinées à conforter les sympathisants et les militants du Front national dans leur haine des autres et leur repli sur soi. L'ancien patron du FN n'en est d'ailleurs pas à un détournement près. Toute sa carrière politique a été émaillée de ses saillies honteuses.
Il suffit, pour s'en convaincre, et sans remonter jusqu'au "Durafour crématoire" ou aux chambres à gaz, "point de détail de l'histoire", de revenir sur cette journée de dimanche 29 janvier. Après le 12/13 de France 3, le président d'honneur du FN, comme chaque weekend, était en campagne pour la présidentielle afin de soutenir sa fille "qui, dit-il, ne peut aller partout".
Il tenait donc meeting à Taverny, dans le Val d'Oise et les journalistes de francetv.fr étaient présents quand il s'est laissé aller à un de ses calembours qui mettent en cause des personnalités politiques. Il a alors repris une petite phrase lâchée un peu plus tôt à la télévision à propos de Marine Le Pen qui s'était rendue à un bal d'étudiants d'extrême droite à Vienne en Autriche: Évoquant les valses de Strauss et le XIX e siècle, il a déclaré soudainement : "C'est Strauss sans Kahn si vous voulez !".
Marine Le Pen "républicaine", Jean-Marie vieux frontiste
Comment réagit Marine Le Pen devant les dérapages de son père ? Plutôt bien, semble-t-il. Comme s'il y avait une répartition des rôles entre lui, chargé de conduire l'attelage des vieux militants frontistes jusqu'à la présidentielle en les satisfaisant de ses saillies lamentables, et elle qui représente, dit-elle, un parti républicain avec la volonté de récupérer les exclus de gauche et de droite.
Marine Le Pen, candidate du Front national à la présidentielle 2012, lors d'un meeting, Nanterre, le 12 janvier 2012 (J.BRINON/SIPA)
C'est ainsi que la responsable du FN manifestait, ce mardi 31 janvier, "au nom de la démocratie", devant les grilles du Sénat pour réclamer l'anonymat des parrainages qu'elle prétend ne pas encore avoir. Elle s'appuie en cela sur un sondage qui révèle que sept Français sur dix souhaitent qu'elle puisse se présenter à la présidentielle, et elle se veut une candidate non seulement représentative mais respectable.
Pourtant, c'est la même qui, interrogée lors de son meeting à Perpignan, sur la mauvaise blague de son cher papa à propos de Dominique Strauss-Kahn, a expliqué avec des mots crus : "C'était un trait d'humour, une plaisanterie (...) Je le goûte plus que les traits des humoristes qui nous traitent successivement de gros cons, de salauds, d'étrons (...). Je vois qu'on est plus difficile avec l'humour de Jean-Marie Le Pen qu'avec l'humour de ceux qui sont payés soi-disant pour ça".
À propos des déclarations de son père sur "Intouchables", en revanche, elle n'a rien dit. Sans doute par opportunisme. Parmi les bientôt 19 millions de spectateurs qui sont allés voir le film, il s'en trouvera bien, espère-t-elle, qui vont voter pour elle.