De notre envoyé spécial en Argentine
Maria-Eugenia Boumé a fait cinq cents kilomètres avec son fils de seize ans pour assister à Buenos Aires à la soirée de clôture de la campagne de Cristina Fernández de Kirchner, mercredi 19 octobre. Avec plusieurs milliers d'autres «kirchneristas»,elle se retrouve dans un parc du centre-ville de la capitale argentine au milieu des drapeaux, des banderoles et des tambours. Au cœur de la ferveur, surtout. Difficile de croire qu'il s'agit de «la campagne présidentielle la moins intéressante depuis la fin de la dictature», selon le jugement de la plupart des analystes politiques locaux. Tous les sondages, tous les observateurs le prédisent: Cristina, comme tout le monde appelle familièrement la présidente, devrait être réélue dimanche 23 octobre, au soir du premier tour, avec plus de 50% des suffrages.

Sur la Plaza Libertad, Maria-Eugenia sait que sa candidate est quasiment assurée de rester à la Casa Rosada pour un second mandat (et un troisième pour les Kirchner, puisque son mari Nestor exerça la magistrature suprême entre 2003 et 2007), mais cela ne diminue pas son enthousiasme. Elle n'est pas venue pour une démonstration de force ou pour rallier les indécis, elle a simplement parcouru 500 kilomètres pour témoigner de son attachement aux Kirchner et à leur politique: «Je n'aurais pas imaginé être ailleurs aujourd'hui. Nestor et Cristina ont fait renaître notre pays. Ils nous ont redonné du travail et de l'espoir.» Elle raconte que ses arrière-grands-parents ont immigré de France à une époque où l'Argentine évoquait l'eldorado d'une promesse de vie meilleure pour des centaines de milliers de pauvres européens. «Ensuite, tout n'a fait que se détériorer pendant des décennies: la politique, l'économie, les conditions de vie... Les immigrés et leurs enfants regrettaient l'Europe. Mais aujourd'hui, pour la première fois depuis le début du XXe siècle, les conditions sont de nouveau bonnes pour nous les Argentins. Je suis heureuse que mon fils vive dans ce pays!»
Le discours de Maria-Eugenia est clairement emphatique, mais il est en phase avec celui des gens qui l'entourent. «Les Kirchner sont des révolutionnaires», assure Maria-Sol, une étudiante de 25 ans, elle aussi venue sur la Plaza Libertad pour la dernière soirée de campagne. «C'est le meilleur gouvernement que nous ayons eu depuis des décennies. Pour la première fois, les gens des classes moyennes et populaires sentent que les choses vont mieux et que l'on se préoccupe d'eux, et non plus seulement des riches.» Les indicateurs économiques et sociaux ne disent pas autre chose: les salaires réels ont augmenté, le chômage a baissé, l'endettement est réduit, la croissance oscille entre 8% et 9% depuis 2004 (à l'exception de 2009). Mais aussi: de nouveaux programmes sociaux ont vu le jour, le coût de l'énergie (subventionnée) reste bas, les militaires de la dictature se retrouvent devant les tribunaux, les oligopoles médiatiques sont en voie de démantèlement...
Et pourtant, la campagne présidentielle est ennuyeuse... Paradoxe? Pas vraiment. Quand un mythe est en construction, mieux vaut s'écarter. C'est exactement ce qui est en train de se passer en Argentine. Après Juan et Evita Perón, Nestor et Cristina Kirchner? Le raccourci est facile. Sans doute, mais il contient sa part de vérité.
«Dans l'imaginaire et les récits français de l'Argentine contemporaine, on observe souvent la description d'un pays qui se débat avec les démons de la dictature de 1976-83. C'est de moins en moins vrai, car les Argentins ont vécu un autre traumatisme auquel ils se réfèrent davantage aujourd'hui: celui de la crise de 2001-2002», assure un diplomate hexagonal en poste à Buenos Aires et qui, pour des raisons de discrétion, préfère rester anonyme. Cette crise, qui a vu près de la moitié de la population basculer dans la pauvreté, qui a provoqué des faillites en cascade puis qui, en raison de la dévaluation de la monnaie, a fait partir en fumée les économies de la bourgeoisie, est le prisme par lequel les Argentins observent leur histoire se dérouler.
L'homme que personne n'attend et sur lequel personne ne compte
Ces dix années de sortie de crise, ce sont également huit années de kirchnerisme. Un homme, puis sa femme, qui ont pris des mesures énergiques, envoyé paître les économistes libéraux, réinstauré des mesures de redistribution sociales dont s'était débarrassés leur prédécesseurs, puis ont acquis le statut de martyrs quand Nestor a succombé à une attaque cardiaque, à l'âge de soixante ans, en octobre 2010. «Le kirchnerisme, ce sont des décisions politiques symboliques, une rhétorique de gauche, et un contexte économique favorable», explique Pablo Stefanoni, chercheur indépendant et rédacteur en chef de la revue intellectuelle Nueva Sociedad.
Quand il accède à la présidence en 2003, Nestor Kirchner est un obscur gouverneur péroniste (voir onglet Prolonger) de la province de Santa Cruz, en Patagonie, c'est-à-dire aux marges de l'Argentine. Il est élu presque par défaut, dans un contexte où le mot d'ordre de la population est un «¡Que se vayan todos!» résolu («Qu'ils s'en aillent tous!»),et après une valse de présidents inefficaces (trois en trois ans et demi). Il est l'homme que personne n'attend et sur lequel personne ne compte. Mais c'est un politicien intelligent et pragmatique qui comprend une chose: autant qu'ils veulent sortir de la crise, les Argentins veulent être gouvernés. Pas avec poigne, mais de manière résolue. Kirchner impose son style qui, pour reprendre le titre de l'ouvrage que l'écrivaine Beatriz Sarlo lui a consacré, mélange «l'audace et le calcul». Sa première initiative est le défaut de paiement de la dette et sa renégociation (la plus importante de l'histoire récente). Cela déplaît fortement aux économistes libéraux (argentins et internationaux), mais Kirchner ne transige pas. Ensuite, il fait le ménage dans la Cour suprême, un bastion de conservatisme et de corruption. Enfin, il rouvre les procès pour violation des droits de l'homme contre les militaires qui ont participé à la dictature.
À ces décisions politiques s'ajoutent des gestes en faveur d'une meilleure intégration régionale, au moment où un vent de gauche souffle sur l'Amérique du Sud. L'Argentine cesse de regarder vers Paris, Rome, Londres ou Washington et se tourne vers ses compañerosque sont Chavez au Venezuela, Lula au Brésil, puis Morales en Bolivie ou Correa en Equateur. Enfin, et surtout, Buenos Aires bénéficie d'un «viento de cola» (vent arrière) économique. Sa production agricole (surtout le soja et le maïs) s'arrache sur les marchés mondiaux, au moment où le prix des matières premières augmente. C'est ce que les économistes appellent «la sojafication de l'économie argentine». Une manne financière qui permet de rembourser la dette (renégociée), d'équilibrer les comptes publics, et de lancer des programmes sociaux.
En 2007, Kirchner est déjà devenu très populaire et le pays redresse la tête, mais il annonce qu'il ne se représentera pas à la présidence de la République. À sa place, il propose... sa femme, Cristina Fernández, politicienne de longue date elle aussi. Sans surprise, elle est élue triomphalement, même si beaucoup d'Argentins admettent l'avoir soutenue sachant que son mari opérerait dans les coulisses. Une nouvelle phase s'ouvre dans ce que l'on commence à appeler le kirchnérisme, qui tente de prendre sa place dans le prolongement de ce monstre typiquement argentin qu'est le péronisme (voir onglet Prolonger). Mais cela ne se fait pas sans accroc. Car Cristina possède un style beaucoup moins souple que son époux.
Au printemps 2008, éclate la crise du «campo» (la campagne) au sujet d'une hausse projetée des taxes sur les produits agricoles à l'exportation. Les grands propriétaires se mobilisent et, pour la première fois dans l'histoire argentine, ils sont rejoints par les petits et moyens exploitants (qui, en fait, louent souvent leurs terres aux plus gros). Au lieu de négocier, Cristina va à l'affrontement et le pays se clive, sur fond de paralysie de l'économie et de blocage des routes. La crise dure plusieurs mois et, au bout du compte, le gouvernement doit jeter l'éponge. La popularité des Kirchner a plongé, mais quelque chose de curieux s'est produit. Les classes moyennes urbaines et intellectuelles ont rallié une présidente qu'ils regardaient jusqu'ici avec méfiance. Certains l'ont fait au nom d'un argument un peu spécieux, accusant les grands propriétaires de vouloir «destituer» le gouvernement, autrement dit de provoquer un coup d'État. Peu de monde voyait les propriétaires aller jusque-là, mais beaucoup d'Argentins se sont sentis menacés d'un retour en arrière.
Une forte adhésion des jeunes au kirchnérisme
Dans la foulée de cette «crise du campo», Cristina Kirchner s'attaque à un nouvel épouvantail: les médias. Extrêmement concentrés (la loi qui régit le pluralisme date de la dictature), ils sont en général plus conservateurs que le gouvernement, et critiques de la gestion des Kirchner. Dans ces deux batailles, les Kirchner se forgent une image de populistes de gauche qui séduit aussi bien les classes populaires que moyennes. Et c'est à ce moment précis que Nestor Kirchner, qui avait déjà eu des problèmes cardio-vasculaires, décède. Sa mort surprend le pays (qui s'attendait à ce qu'il revienne à la présidence en 2011 ou 2015, dans un arrangement avec sa femme du type Poutine-Medvedev), et propulse Cristina dans un rôle de «veuve courage». La dernière composante du kirchnérisme se met en place: c'est l'émotion. Nestor Kirchner devient tout simplement Nestor et l'idée qu'il est «mort pour son pays» commence à émerger.
Un an plus tard, c'est-à-dire à l'occasion de la campagne de réélection de Cristina, l'iconographie kirchnériste est presque too much. Ses affiches établissent un curieux mélange entre son sort personnel et celui du pays autour du thème de la force: une Argentine et une femme fortes, mais aussi une épouse et une nation fortes, qui doivent surmonter la mort de leur grand héros... Pour un certain nombre d'intellectuels de gauche qui ont rallié les Kirchner, cela rappelle un peu trop l'imagerie péroniste, sa culture autoritariste et son culte de la personnalité.
Mais cet élan kirchnériste rencontre une forte adhésion chez les jeunes. Cette tendance a émergé lors de l'enterrement de Nestor, et elle s'est prolongée au travers d'une organisation de jeunesse, La Campora (qui a pris le nom du président péroniste de gauche des années 1970, Hector Campora). Cette adhésion n'est pas feinte, comme on peut le constater en se rendant dans un local de l'association dans le quartier de San Telmo, à Buenos Aires. Au-delà de l'imagerie, qui n'est pas exempte d'ironie (comme le détournement d'une bande dessinée célèbre, l'Eternaute, où Nestor Kirchner prend la place du héros, un «voyageur de l'éternité» qui se bat contre les forces du mal), Rocher, Isabela, Hector ou Luisa sont convaincus de «l'exceptionnalité»du couple Kirchner. Sur le mur, cohabitent des photos de Nestor Kirchner et de Che Guevara... «Nous vivons dans un pays complètement différent d'il y a dix ans. Un pays transformé pour le meilleur par les Kirchner», affirme Rocher, un kiosquier. «Je n'ai que vingt-quatre ans mais je me souviens des années 1990 comme d'une époque très dure, où mes parents vivaient mal», raconte Luisa, qui finit ses études de commerce. «Aujourd'hui, il y a davantage de justice sociale et le gouvernement se préoccupe du peuple et plus seulement des puissants.» La Campora ne fait pas que militer pour Cristina, elle organise du soutien scolaire, des cours du soir, etc.
Ces affirmations sur une plus grande justice sociale reviennent sans arrêt dans la bouche de partisans des Kirchner, mais elles font débat au sein de la gauche non péroniste, qui est plus sceptique. «Le discours de l'opposition, de droite comme de gauche, qui consiste à dire que les choses vont mal, est ridicule, car les gens se rendent bien compte que leur vie s'est améliorée depuis dix ans. Mais cela ne veut pas dire que les Kirchner sont de grands réformateurs de gauche»,souligne Pablo Stefanoni. «Il est clair qu'il y a eu des politiques sociales et un effort de redistribution important, mais il n'y a pas eu de rattrapage en termes de distribution des richesses», affirme le politologue et universitaire Emilio Taddei, qui pointe qu'il reste beaucoup de pauvreté et un secteur du travail informel considérable (de 30% à 50% des emplois). La loi de l'Asignación Universal por Hijo (AUH), une somme d'argent versée mensuellement aux familles en difficulté pour leurs enfants, à condition que ceux-ci continuent d'être scolarisés, est applaudie à gauche, tout comme la nationalisation des fonds de pension. Mais cela ne fait pas pour autant des Kirchner de vaillants révolutionnaires, d'autant que ces idées venaient de la gauche. «Ils ont été très pragmatiques, mais ils n'ont pas remis en cause le système», poursuit Emilio Taddei. «Par exemple, pour sortir de la crise ou mener leur politique de "réindustrialisation nationale", ils ont eu recours à de très classiques subventions aux entreprises, qui ont profité majoritairement aux grands groupes multinationaux implantés en Argentine.»
Mais la plus grande critique adressée aux Kirchner est celle de la face obscure de leur modèle, fondé sur l'agrobusiness et l'exportation des matières premières. «Il est paradoxal qu'au moment où le gouvernement développe une rhétorique nationale-populaire, on revienne à un modèle colonial d'exploitation des richesses», note la sociologue Maristella Svampa, qui s'est penchée ces dernières années sur le «modèle extractiviste» mis en place en Argentine, mais aussi dans les autres pays «de gauche» en Amérique du Sud, du Brésil à la Bolivie. «Même si personne ne prévoit que les cours du soja et des matières premières vont s'effondrer, ce modèle est non seulement précaire, mais il cause des dégâts environnementaux et sociaux considérables: expropriations, négations des droits indigènes, pollution...»
Ces questions sur le long terme sont pour l'instant allègrement balayées sous le tapis par le gouvernement, qui répète à l'envi la maxime de Nestor Kirchner: «Nous sommes sortis de l'enfer et nous entrons au purgatoire.» Et c'est effectivement le sentiment d'une majorité d'Argentins, qui va voter non seulement pour Cristina Kirchner, mais aussi pour son époux décédé, et pour le mythe en pleine édification – tout comme le gigantesque mausolée à la gloire de Nestor, en voie d'achèvement dans sa ville d'origine, Rio Gallegos. Cristina a prévenu, lors d'un de ses derniers discours de campagne: «Il ne s'agit pas seulement de politique, mais d'une cause!» Reste désormais à savoir quel chemin elle va tracer dans les nouvelles années de présidence qui s'ouvrent devant elles. Des années où le mythe va être mis à l'épreuve. Epreuve de la réussite (quel pays peut maintenir pendant autant d'années une telle croissance?), mais aussi épreuve de la succession. Cristina ne pouvant se représenter dans quatre ans, qui viendra après elle?
- Source: Médiapart