Un photographe de l’AFP refoulé d’une conférence de presse du FN, des chercheurs qualifiés « d’extrême droite » par le parti, le député Gilbert Collard qui taxe les journalistes de « police politique » et les députés PS de « fascistes », un secrétaire départemental qui déclare collectivement une école de journalisme persona non grata. Depuis quelques semaines, les incidents se multiplient au Front national. Et mettent à mal la prétendue « dédiabolisation » de Marine Le Pen.
« Vous vendez des photos d'elle qui sont aberrantes, tellement laides qu'elles frisent l'insulte. » C’est ainsi que la directrice de cabinet de Marine Le Pen, Charlotte Soula, a justifié le refoulement d’un photographe de l'AFP d'une conférence de presse au siège du FN, le 14 décembre. La direction de l'AFP a « récus(é) les accusations portées », apporté « tout son soutien » au photographe et rappelé que ses « règles d'impartialité » étaient appliquées.
Contactée par Mediapart, Charlotte Soula estime qu’il n’y a « rien d’extraordinairement dramatique ». « Ce n’est pas une question de liberté de presse, mais d’insultes. Avec ce photographe, c’est systématique ! Nous l’avions averti il y a dix jours : tant que nous ne nous rencontrerons pas pour régler ce problème, il ne rentrera pas. Il a fait exprès de venir », raconte-t-elle. « Il y avait un contentieux de longue date avec Marine Le Pen », justifie Florian Philippot, vice-président du FN. En précisant : « Nous n'avons aucun problème avec la presse, on a des relations normalisées et le FN est couvert comme jamais ! »
Depuis quelques semaines, pourtant, le Front national renoue avec des pratiques qui tranchent avec la fameuse « dédiabolisation » vantée par sa présidente : l’attaque de journalistes, chercheurs, institutions jugés partiaux, mais aussi d'élus. Fin novembre, le sociologue Sylvain Crépon (Université Paris X Nanterre), qui suit le FN depuis 1995, explique dans plusieurs entretiens que le FN est toujours un parti d’extrême droite. En représailles, le Front national publie ce tweet :
Florian Philippot explique alors au sociologue que ce sera le cas à chaque fois qu’il qualifiera le FN « d'extrême droite ». « Qu'on se le dise : la normalisation est en marche ! » se plaint alors Sylvain Crépon sur les réseaux sociaux. Le 3 décembre, même scénario avec l’historien spécialiste de l’extrême droite, Nicolas Lebourg :
Sur Twitter, l’historien réplique en dénonçant « le retour des méthodes d'intimidation » du FN.
Le 29 novembre, Marine Le Pen annonce avoir « multiplié par cinq le nombre d’adhésions ». Des chiffres mis en doute tant par des chercheurs que par des journalistes, comme celui d’Europe 1, qui ironise sur l'impossibilité de joindre la personne validant ces chiffres. « C’est peut-être lié à la personnalité du journaliste d’Europe 1. (...) Il semblerait qu’il y ait des journalistes plus performants que d’autres », réplique la présidente du FN au Grand Journal, citant BFM-TV en exemple.
Le 7 décembre, devant le rejet par le Conseil constitutionnel de son recours contre l'élection législative à Hénin-Beaumont, Marine Le Pen dénonce une « décision politique rendue par des militants politiques ». Dans deux communiqués (ici et là), le FN qualifie le Conseil constitutionnel de « Co-con », réclame la démission de son président, le « militant UMP (Jean-Louis) Debré », et fustige « des arrangements » entre « l’UMP et (le) PS ».
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« Ces attitudes groupusculaires ramènent le FN vingt ans en arrière »
Le 11 décembre, Gilbert Collard, député du « Rassemblement bleu marine », traite les députés PS de « fascistes » à l'Assemblée et s’écrie : « Laval était socialiste ! » (les détails ici).
Deux jours plus tard, sur son blog, dans un billet intitulé « les curieuses méthodes journalistiques de Rue89 », Gilbert Collard attaque nos confrères. Sur Twitter, il écrit : « Les journalistes n'ont pas à faire de police politique » (la réponse de notre consœur de Rue89 ici).
Tout récemment, deux étudiants de l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ) se sont vu refuser des interviews par le responsable du FN du Pas-de-Calais. La raison ? Des « problèmes survenus par le passé » avec l’école, selon Laurent Brice, le secrétaire départemental du FN. Le parti reproche notamment à l’école un reportage TV réalisé en 2007 sur les Le Pen à Boulogne-sur-Mer laissant penser que les contre-manifestants étaient aussi nombreux que les frontistes. « On avait reçu des messages et coups de fil de Bruno Bilde disant “plus jamais vous ne remettez un pied au FN” », raconte Pierre Savary, directeur des études de l’ESJ.
Autre épisode, la même année, à l’occasion d’un meeting à Hénin-Beaumont. Lorsque la salle applaudit Marine Le Pen, à l'exception des étudiants venus couvrir l'événement, la présidente du FN s’étonne : « Ah, je vois que tout le monde n’applaudit pas ! » avant d'entamer une tirade sur la « caste des journalistes ». Réactions d’hostilité de certains frontistes. Les étudiants sont poussés vers la sortie par le service d’ordre, à peine le meeting terminé. Le FN contestera aussi le chiffre du nombre de participants livré par les étudiants.
Bruno Bilde, lui, reproche surtout à un étudiant d'avoir, voilà quelques années, « enregistré Marine Le Pen au téléphone sans le lui dire et diffusé la conversation téléphonique sur Internet ». « Nous avons continué de les recevoir après cela, affirme-t-il. Mais nous ne pouvons satisfaire à toutes leurs exigences, souvent supérieures à celles de journalistes professionnels. »
« On a des relations en douche écossaise avec le FN, explique Pierre Savary. Des moments où ils nous ouvrent grand les portes et des pics de tension très durs, notamment lors des périodes électorales. Ils prêtent une attention très forte à nos reportages, trois minutes après la publication il nous arrive d’avoir un message de Bruno Bilde qui fait remonter sa colère. »
« Le FN aspire à être un parti professionnel, il tente de normaliser sa relation avec les médias, or, il a parfois des attitudes groupusculaires qui le ramène vingt ans en arrière », observe Nicolas Lebourg, qui a traditionnellement « des relations cordiales avec le FN ». Pour l'historien, « ce n’est pas quelque chose de massif, ferme et organisé : si un parti politique veut riposter, il peut faire mieux que deux tweets repris quatre fois. C’est plutôt un agacement de ceux qui récusent l’appellation “extrême droite”. »
« Ça ne nous fait pas plaisir d’être traité de parti d’extrême droite. Quand on nous insulte, on insulte en retour », répond Florian Philippot. « C’était un peu de la provoc, reconnaît-il en évoquant les fameux tweets, mais cela a été utile, nous avons rencontré (le sociologue) Sylvain Crépon pour en discuter. » Le vice-président du FN nous l'affirme en tout cas : « Il n’y a pas un problème, aucun journaliste n’est blacklisté. »
C’est pourtant précisément la situation de Mediapart, persona non grata depuis son refus d’inviter Marine Le Pen à son émission pendant la présidentielle (lire nos explications ici et là). En février, deux journalistes du site ont été refoulées de la convention du FN à Lille. Un mois plus tard, un photographe accrédité par Mediapart s'est vu refuser l'entrée au meeting de Marine Le Pen à Bercy. Depuis, la plupart des responsables du FN refusent de répondre à nos sollicitations, considérant Mediapart comme « un organe anti-FN », selon les mots de Bruno Bilde. « Vous ne nous avez pas invités, on applique la réciprocité. Allez expliquer aux Français pourquoi vous n’invitez pas Marine Le Pen ! » lance Florian Philippot, tout en se disant disposé à discuter de cette situation.
Un « agacement » d'une partie de la direction du FN
En “off” (lire notre Boîte noire), certains journalistes et chercheurs qui couvrent le FN expliquent différencier l’attitude « de Marine Le Pen et Florian Philippot » de celle « des autres responsables ou cadres locaux » qui, eux, comprendraient « les règles du jeu ». L'un d'eux rapporte « l'influence » grandissante de Florian Philippot sur Marine Le Pen et explique : « Philippot (ex-chevènementiste, ndlr) n'assume pas totalement d'être au Front national, donc il convainc Marine Le Pen d'attaquer tous ceux qui disent que le parti est d'extrême droite. » Une attitude contre-productive qui exaspérerait une partie de l'entourage de la présidente du FN. Faux, répond Florian Philippot, qui affirme que ces ripostes sur Twitter « n'étaient pas (son) idée » mais une « décision collective du FN ».
Le FN est-il en panique ? Si Marine Le Pen surfe sur la crise interne de l'UMP, elle a aussi reçu quelques mauvaises nouvelles ces dernières semaines. Son rassemblement bleu marine, (re)lancé début décembre, n’a pas eu un grand écho médiatique. Sa défaite à Hénin-Beaumont a été confirmée. Sa candidate aux législatives partielles de Béziers a été éliminée dès le premier tour.La présidente du FN avait pourtant annoncé « une révélation grandeur nature » et insisté : « On va notamment regarder les partielles de Béziers. Là, un certain nombre de journalistes auront beaucoup de commentaires à faire. » Enfin, le ministère de la justice a demandé au Parlement européen la levée de son immunité parlementaire, à cause de ses propos tenus en 2010 sur les prières de rue et l'Occupation.
« Le FN ne sait pas trop comment profiter de cette crise à l’UMP, en dehors de dire “venez au FN !”, rapporte une des personnes citées plus haut. Florian Philippot veut sortir les marrons du feu et activer la ligne plus modérée. Mais ils n’ont pas de stratégie élaborée. Donc ils font du coup par coup. Ils ont du mal à faire de la politique du réel. »
Cette attitude à l'égard de la presse n'est pourtant pas une première sous la présidence de Marine Le Pen. En janvier 2011, lors du congrès de Tours, le FN a bloqué l’accès à Azzedine Ahmed Chaouch, journaliste à M6, mais surtout auteur du livre Le Testament du diable (Les éditions du Moment), qui avait déplu aux Le Pen. Les hebdomadaires Rivarol et Minute n’ont pas pu couvrir le congrès non plus : Jean-Marie Le Pen leur reprochait d’avoir trop servi Bruno Gollnisch dans la bataille interne au parti. Lors de ce même congrès, Mickaël Szames, journaliste de France-24, s'est rendu au gala du FN, fermé à la presse. Il a été agressé par deux hommes du service d'ordre, condamnés en novembre 2011 « pour violences commises en réunion, suivies d'incapacité de travail n'excédant pas huit jours ». Les deux ont écopé d'une amende, en réparation des préjudices moral et matériel.Parallèlement, le Front national multiplie les recours en justice, notamment à l'encontre de journalistes (exemple ici, là ou encore là). « On ne va rien laisser passer, on va poursuivre systématiquement », confirmait Steeve Briois, le secrétaire général du parti, en juillet 2011. « Depuis des années, la stratégie de Marine Le Pen est de séduire les médias en instaurant une relation de connivence. Elle dit : soit vous êtes avec moi et vous jouez le jeu de la normalisation du type “Marine n'est pas comme son père”, soit vous êtes contre moi et ça se passera devant les tribunaux », analysait alors Erwann Lecœur, sociologue et consultant, spécialiste de l'extrême droite. « Elle veut qu’on reprenne son storytelling. Sauf que chacun fait son travail », rapporte l'un de nos interlocuteurs.
Un comble. Car dans son projet présidentiel, Marine Le Pen consacre toute une partie à « la démocratie », « principe fondamental de la République française » et « bien sacré ». Elle y défend « la libre expression de toutes les opinions (...) indépendamment de toute allégeance » et prône « le retour de la liberté de la presse ».